MÉMOIRES

MÉMOIRES


 

Extrait d’un travail de mémoire : « Et ma main a caressé la pierre… LA MAIN ET LE BÂTIR », Florent LAVIGNE, 2002, École d’architecture de Nantes

UNE JOURNÉE D’ARCHITECTURE

Il est cinq heures du matin d’un jour du mois d’août, mon père et moi rejoignons son entrepôt de maçonnerie pour entamer une nouvelle journée de travail. Les deux autres ouvriers arrivent, nous nous saluons. On se serre tous la main vigoureusement pour montrer notre ardeur matinale et marquer la volonté de s’entraider une fois sur le chantier. Nous blaguons quelque peu avant de nous mettre à la tâche.

Hier, nous avons décidé d’embaucher à cinq heures car nous ne pouvions lutter contre la chaleur de l’air. Sur le toit, pas un souffle de vent, les barreaux de l’échelle, les tuiles nous brûlent les mains. Les feuilles de zinc brûlent et entaillent notre peau. Leurs reflets éblouissent notre regard. Le corps engourdi par la chaleur ne peut plus se battre, ce jour-là, l’architecture était trop forte, nous avons dû rebrousser chemin pour nous abriter sous son toit. Sensée nous protéger, cette architecture ne se laisse pas facilement dompter. Mais ce matin, la fraîcheur de l’aube nous donne du cœur à l’ouvrage. Nous chargeons le camion de toute la matière nécessaire à une nouvelle journée de construction : zinc, étain, clous, tuiles, plaques ondulées, mousse polyuréthane… s’entassent. Nous pouvons ainsi mesurer le poids du travail journalier.

En arrivant sur le chantier, les blessures de la veille semblent se réveiller pour nous avertir des souffrances à endurer. Nous montons sur le toit, petit à petit, le travail se met en place, systématique : tracer puis couper les plaques à la meuleuse, les positionner, tracer, mettre l’écrou, boulonner… Quel travail pénible que de mettre en place ces plaques de fibro-ciment. La tuile répondait, elle, à une facilité de manipulation. La plaque lourde et encombrante nécessite la machine pour la déplacer. Nous couvrons rapidement le bâtiment cependant. La toiture n’est pas parfaitement orthogonale et la plaque industrialisée ne connait pas l’irrégularité. En fin de toiture, nous devons donc faire un chéneau en zinc pour rattraper le faux-équerrage. La tuile système de couverture millénaire laisse place à l’instinct de la main. On la cale, la taille pour l’adapter à une irrégularité de la toiture. La tuile nécessite toute une gestualité : on la prend, la range en tas de courants et de dessus selon l’inflexion de son galbe. On la frappe sèchement avec la main droite en la mettant en équilibre dans sa main gauche, alors on l’écoute. Un son creux indique que celle-ci est fêlée et qu’elle provoquera une fuite.

La tuile est affaire de perception et non de machine. L’œil est ici inutile pour détecter la fissure qui pourtant dans quelques années fera fuite. On s’en remet à la peau. La tuile comme une peau d’écailles revêt toutes les irrégularités d’un toit. A l’instinct, on assemble ces morceaux de terre cuite. Il n’y a qu’une règle : celle de l’eau qui dévale la pente, on imagine et assemble, on cale avec un morceau de bois, un caillou, un morceau de tuile, tout est bon.
Le toit se couvre de boursouflures. La tuile ne connaît pas de géométrie, voila un mode de construction intuitif.

Le plan d’architecture ne connaît pas cette intuition, il rationalise, il géo-maîtrise, il donne mesure à ce qui n’en a pas nécessairement.

A la fin de l’été, mes mains devront reprendre le crayon et la feuille de papier pour repenser à mes projets abstraits. Cependant mes mains garderont en elles les traces de ce travail pénible.

 

Quelques clichés de l’entreprise familiale :